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"Pariser Matchklub"

SCANDALE JUDICIAIRE

 Un avocat français a eu maille à partir avec certaines loges maçonniques. Il aurait mieux fait de ne pas s’y frotter, car au palais de justice et dans la politique, ce sont elles qui ont le dernier mot.

 Un club parisien qui fait la pluie et le beau temps

 D’après notre correspondant à Paris, KLAUS HUWE

 A Montpellier, un détenu attend avec impatience le 19 décembre prochain. C’est en effet ce jour-là  – du moins l’espère-t-il – que le défenseur sur lequel il comptait reprendra en main son dossier, pour obtenir que les portes de la prison s’ouvrent à nouveau pour lui. Le 19 décembre 2002, son avocat, Bernard Méry, a dû se dessaisir de  cette affaire et raccrocher sa robe. Le barreau de Paris lui avait retiré son autorisation d’exercer, un autre défenseur fut commis d’office, et comme ce dernier était peu familiarisé avec l’affaire en cours, l’accusé, que Bernard Méry tient pour innocent, s’est retrouvé condamné à une peine d’emprisonnement de six ans.

 Initialement, l’avocat sexagénaire devait être rayé de l’Ordre après trente années d’activité professionnelle. Lors d’une audience devant la cour d’appel de Paris, durant laquelle il n’eut pas le droit de plaider lui-même, l’un des rares amis parmi ses confrères à lui être resté fidèle a démontré avec une telle minutie l’inanité des prétendus « manquements à l’honneur » ayant entraîné l’interdiction d’exercer, que le tribunal n’eut d’autre choix que de réviser le jugement de l’Ordre des avocats : parmi les 17 motifs d’accusation existant à l’origine, sept seulement ont été reconnus valables, et l’interdiction d’exercer a été réduite à deux ans, dont une avec sursis.

 Pourtant Bernard Méry, qui se considère comme l’ « avocat des causes perdues »,  n’a pas l’intention de se contenter de cette réhabilitation partielle. Au risque de retarder sa réintégration, il projette d’attaquer le jugement de la cour d’appel devant la chambre de cassation. Il se considère comme la victime de l’ « effroyable incurie d’un barreau qui ce conduit comme une bande de brigands, soucieux  de régler leurs comptes d’un type particulier à la manière tristement célèbre de la loge P 2 en Italie ». En d’autres termes : Bernard Méry flaire, derrière le zèle que mettent certains de ses « confrères » à le mettre sur la touche, la puissante influence de francs-maçons carriéristes qui se sentent dérangés dans leurs milieux.

 Le titre de son dernier livre, Les nouveaux parrains, - allusion à la mafia - ne doit rien au hasard. Il y cite une multitude de noms illustrant le copinage des loges, qui font valoir leur influence par-delà les frontières des camps idéologiques et les lignes de démarcation entre juges, accusateurs et avocats.

 Quant aux prétendus « manquements à l’honneur », dont la chambre des avocats lui fait grief, il s’agit de prime abord de doutes concernant l’impartialité de certains juges, de requêtes pour cause de suspicion légitime, voire de plaintes que  Méry a formulées, de lettres qu’il a écrites au bâtonnier et à un avocat général sans avoir au préalable demandé l’autorisation du Conseil de l’ordre des avocats, le fameux « visa » qui remonte à l’époque de Vichy.

 Mais ce que l’on cherche en vérité, d’après Méry, c’est à réduire au silence un avocat qui refuse de se soumettre à la docilité servile ayant cours depuis le régime de Pétain et, qui plus est, défie un « pouvoir autocratique, absolu et manipulateur » qu’il a fallu sans cesse, ces dernières années, rappeler au respect de la Convention européenne des droits de l’homme. La véritable cause de scandale, c’est bien ce livre sur les « nouveaux parrains » qui tirent les ficelles de la justice et de la politique, mais aucun de ceux qui y figurent – dépouillés de leur masque et de leur attribut de puissance, la robe rouge brodée d’hermine -  et qui y sont accusés de manipulation ou d’abus de droit, n’a intenté une action en justice contre l’auteur.

 Une avocate générale traitée d’ « ignorante » et de « stupide » peut bien se sentir blessée, au même titre qu’un bâtonnier auquel Méry recommande d’aller consulter. L’intégrité de l’avocat est-elle en cause quand d’aventure il se laisse aller, dans le feu de la plaidoirie, à quelque excès rhétorique ? « Je ne plaide pas avec une mitraillette, mais avec mon coeur et mon code pénal », se défend Méry. Les clients qu’il a rétablis dans leurs droits font bloc derrière lui. 200 d’entre eux se sont retrouvés à l’audience de la Cour d’appel.

 Nullement impressionnés par la pompe pesante des boiseries et des lourds gobelins ornant la salle d’audience, ils applaudissent lorsqu’on en vient à parler du réseau des loges que Méry a dans le collimateur et auquel il attribue une part de responsabilité dans les dysfonctionnements de la Justice française, dans les erreurs judiciaires, les tentatives d’étouffement, les manipulations et le favoritisme.

 Roland Dumas, l’ancien intime de Mitterrand, condamné à une peine de six mois d’emprisonnement pour les faveurs reçues de ses maîtresses dans un volet parallèle de l’affaire Elf, mais acquitté en deuxième instance au début de l’année, est l’exemple type d’une justice sous tutelle et « traitée comme l’otage sans résistance de la franc-maçonnerie ». A en croire Méry, la vie de Roland Dumas a été consacrée à l’accumulation de richesses et de maîtresses tant officielles qu’officieuses, et ce dernier a travaillé avec zèle à échafauder la gloire pharaonique de la franc-maçonnerie, la seule à donner accès aux fonctions, dignités et décorations.

 Aujourd’hui encore, Dumas est soupçonné d’avoir donné son feu vert, comme ministre des Affaires étrangères, à une livraison de frégates à Taiwan frappée d’embargo – sous l’influence de sa maîtresse Christine Deviers-Joncour, richement pourvue par le groupe Elf. Il n’a cependant plus rien à craindre. Certes, les acteurs principaux de l’affaire Elf comparaissent en ce moment devant la Justice. Pourtant, même le gouvernement actuel n’a pas l’intention de lever le secret militaire dans une affaire où non seulement l’argent a coulé, mais aussi le sang.

 C’est notamment grâce au soutien accordé alors par le nouveau locataire de l’Elysée, Jacques Chirac, que R. Dumas, nommé au poste de président du Conseil constitutionnel par Mitterrand, juste avant la fin de son mandat, doit d’avoir pu se maintenir malgré l’accusation qui planait sur ses épaules, en ne démissionnant qu’à la dernière minute. Chirac, en proie à des rumeurs concernant des versements douteux au profit de son parti, à l’époque où il était maire de Paris, sut gré au Conseil constitutionnel d’avoir décidé au début de l’année 1999 de soustraire le Président de la République à des poursuites judiciaires pendant la durée de son mandat.

 A la différence de R. Dumas, Jacques Chirac n’est pas franc-maçon, mais d’après Méry,  « il doit tout à la franc-maçonnerie ». Le juge Halphen, qui voulait interroger le président en tant que simple citoyen et qui alla jusqu’à le menacer de convocation, a dû baisser pavillon.

 Les juges d’instruction se croient parfois tout puissants. En d’autres temps, la gauche et le Syndicat de la magistrature les ont encouragés à intenter des actions contre des personnalités en vue de la droite. Quand la gauche s’est mise à son tour à se servir dans les marmites du pouvoir, le changement de décor fut complet. Lorsque  les juges d’instruction s’approchaient des chasses gardées des hommes au pouvoir, ils se virent adresser un carton jaune, quand ce n’était pas le rouge. Sous le règne de Mitterrand, le ministre socialiste de la justice a mis des bâtons dans les roues du juge Thierry Jean-Pierre quand ce dernier était en train de perquisitionner la filiale parisienne d’une société écran chargée de récolter des fonds pour le Parti socialiste. 

Sans la ténacité de certains juges d’instruction, bien des scandales se seraient enlisés. Ce sont les juges Eva Joly et Laurence Vichniewsky qui, après des investigations de longue haleine, ont envoyé Roland Dumas sur le banc des accusés et mis le procès Elf en route. L’indépendance des juges d’instruction, voilà qui fait leur force, n’étant soumis à aucune directive. Leur faiblesse,  c’est d’être des combattant solitaires, ne disposant pas de structures auxiliaires et obligés de rassembler toutes les pièces au prix d’un travail de bénédictin, avant de pouvoir remettre leur dossier au ministère public.

 Eva Joly est retournée entre-temps dans sa Norvège natale ; quant à Laurence Vichniewsky, elle prend chaque matin le train pour Chartres, où elle exerce les fonctions de présidente du tribunal. Toutes deux préfèrent garder le silence au sujet des pressions dont elles furent l’objet durant leurs investigations. Ce qui est sûr en revanche, c’est que plus d’un juge d’instruction est tenté de chercher dans l’opinion le soutien qu’il ne trouve pas dans sa hiérarchie. Le sacro-saint principe du secret de l’instruction et de la présomption d’innocence passe de ce fait souvent à la trappe.

 Dans leur livre Le Procès de la Justice, le président de la cour de Cassation, Jean-François Burgelin et l’avocat Paul Lombard recommandent, au vu des condamnations hâtives, parfois dramatiques, de supprimer la fonction de juge d’instruction et de renforcer à sa place la position du traditionnel avocat général agissant sur instruction.  En songeant à placer ainsi le Parquet sous les ordres de l’ « Etat » et non plus du gouvernement, leur intention est de  prévenir l’objection d’une justice tenue à nouveau en bride par le pouvoir.

 Une autre brebis galeuse parmi les avocats a suggéré une idée qui semble plus convaincante. Jacques Vergès, qui a défendu devant la justice aussi bien des terroristes d’extrême-gauche que l’ancien chef de la Gestapo à Lyon, Klaus Barbie, pense que le pouvoir des juges  est trop important en comparaison de celui de la défense. D’après lui, il faut fixer par écrit la responsabilité personnelle des juges pour les décisions dépendant de leur ressort.

Cette suggestion, au regard du trouble causé dans l’opinion par une spectaculaire erreur judiciaire qui vient d’être reconnue et au terme de laquelle un jeune homme innocent de 16 ans a passé 15 années derrière les barreaux pour un double meurtre qu’on lui avait imputé, mérite réflexion. La victime de cette erreur judiciaire, Patrick Dills, qui a fait la une de la presse durant ces dernières semaines, a recouvré la liberté à l’âge de 31 ans. Les 240000 euros de dédommagement qu’on lui a proposés resteront impuissants à lui rendre cette jeunesse que les murs de la prison lui ont ravie.

         (Article du Rheinischer Merkur / Le Mercure de Rhénanie  n° 19, 08.05.2003)